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Déserts, marécages et bourbiers alimentaires : de quoi parle-t-on ?

Le terme a émergé dans le courant des années 1990 en Grande Bretagne et a été popularisé en Amérique du Nord au point d’être aujourd’hui utilisé sur l’ensemble des continents. Ces travaux ont fortement contribué à mettre sur la scène publique les problèmes d’inégalités d’accès à l’alimentation. Bien qu’il soit aussi critiqué, ce terme émerge aujourd’hui dans le débat public en France. Que recouvre-t-il ? Est-il adapté au contexte français ? Quelles sont ses limites et alternatives ?

«À chaque pas ici, il y a un kebab. Bien sûr, j’aime ça. Mais manger du gras tout le temps, c’est lassant ! Où peut-on trouver une salade à emporter ici ? Je me le demande !»
Un habitant de Goussainville dans le Val d’Oise (issu d’un article du Parisien, 23 mai 2022).

«Bientôt on va nous dire : t’as qu’à traverser la rue, y’a une Biocoop en face !»
Jean-Claude Balbot, paysan retraité

«J’représente la banlieue comme un grec frite»
Booba, (issu de Le Duc de Boulogne, 2006)

«Nos enseignes sont multiples. Elles s’implantent en fonction de la typologie de la clientèle.»
Corinne Aubry Lecomte, directrice innovation et qualité pour le groupe Casino (issu de France Inter, le débat de midi, 18 juillet 2023)

Qu’est-ce qu’un désert alimentaire ?

Quelques éléments de définition

Le terme de désert alimentaire (food desert) définit des espaces où l’accessibilité (physique et économique) à une alimentation saine est très faible, voire nulle. Il existe de nombreuses définitions, mais ces éléments apparaissent comme consensuels. Ce terme permet de qualifier des quartiers ou des secteurs, au sein desquels les habitants ont un risque élevé d’avoir des difficultés à accéder à une alimentation saine, faute de commerces en vendant. En pratique, les études sur les déserts alimentaires tiennent rarement compte de la dimension économique et sont souvent restreintes à la disponibilité (nombre, densité) ou l’accessibilité physique (distance) aux commerces et tout particulièrement à ceux vendant des fruits et légumes à l’instar des supermarchés et des primeurs. Ces déserts alimentaires ont particulièrement été identifiés dans des espaces socialement défavorisés, où se cumulent « mauvaise » offre alimentaire et forte prévalence du surpoids.

Une diversité de définitions et de mesures d’un même phénomène

Le terme de désert alimentaire a été utilisé dans de nombreux pays pour décrire des réalités très différentes, selon les contextes géographiques et les
méthodes mobilisées. Par exemple, aux États-Unis, l’agence nationale de santé publique (Centers for Disease Control and Prevention) définit les déserts alimentaires comme « les zones qui n’ont pas accès à des fruits, des légumes, des céréales complètes, du lait écrémé et d’autres aliments qui constituent un régime alimentaire complet et sain à un prix abordable » tandis que le ministère de l’agriculture du même pays (USDA) qualifiait (jusqu’en 2021), de désert alimentaire les secteurs cumulant un taux de pauvreté élevé et une distance au plus proche supermarché ou épicerie de plus de 1 mile (1,6 km) en zone urbaine et de 10 miles en zone rurale. Aussi, malgré la diversité des définitions officielles et des méthodes de mesure y compris au sein d’un même pays, ce terme permet de décrire un même phénomène : l’existence d’inégalités socio-spatiales d’accès à une alimentation saine.

Notions complémentaires et critiques principales

  • La notion de bourbier (ou marécage) alimentaire (food swamp) fait référence à des quartiers dans les- quels une offre alimentaire « saine » existe mais apparaît noyée au milieu de l’offre d’aliments et de boissons à forte densité calorifique1*. Les commerces considérés sont principalement les fast food et les commerces d’appoint sans fruits et légumes.
  • Le terme mirage alimentaire (food mirage)2, dé- signe quant à lui les quartiers dans lesquels une offre alimentaire saine est disponible et physiquement accessible mais en réalité inaccessible pour certains ménages pour d’autres raisons que la seule dimension d’accessibilité physique : produits trop chers pour les habitants, non-adaptés culturellement ou nutritionnellement, ou encore peu qualitatifs.

Si l’utilisation de ces notions peut être pertinente, il est important d’en connaître les critiques pour identifier leurs limites.

En effet, les concepts de désert mais aussi de bourbier et dans une moindre mesure de mirage alimentaires font l’objet de trois principales critiques de la part de certains chercheurs et activistes3. Premièrement, ceux-ci considèrent qu’en mettant la focale sur la répartition spatiale de l’offre alimentaire, la notion de désert alimentaire invisibilise les causes structurelles de cette inégale répartition (discrimination sociale, raciale, etc.). Deuxièmement, ils considèrent que ces travaux, en se concentrant sur certaines formes de commerces au premier rang desquels les supermarchés, négligent à la fois la contribution des petits commerces et commerces dits ethniques à l’accès à l’alimentation des habitants et l’expérience, les pratiques d’approvisionnement des habitants. Enfin, ils dénoncent l’idéologie sous-jacente aux politiques de lutte contre les déserts comme quoi il serait nécessaire de « corriger » les pratiques alimentaires jugées « défaillantes » des populations précaires ainsi que les risques de gentrification inhérents à ces politiques interventionnistes.

Qu’en est-il en France ?

En France, très peu de recherches se sont interrogées sur la présence de déserts alimentaires, tant en raison de l’émergence récente de ce questionnement que de limites méthodologiques (notamment, il n’existe actuellement pas de base de données fiable permettant de cartographier l’offre alimentaire d’un territoire, voire du pays). Différentes études ont néanmoins mis en évidence l’inégale répartition du commerce alimentaire à Lyon4, à Montpellier5 et à Paris6.

L’exemple de Montpellier

À Montpellier, les recherches conduites par INRAE ont montré que certains quartiers pourraient être qualifiés de déserts, de bourbiers ou de mirages alimentaires. En croisant la cartographie de l’offre alimentaire avec celle de la population montpelliéraine, cette étude montre que plus d’un quart des ménages de la métropole habite à plus de 500 mètres d’un commerce alimentaire, et que plus d’un tiers habite à plus de 500 mètres des commerces vendant des fruits et légumes, c’est-à-dire ceux considérés comme « sains » dans la littérature internationale.

Cette étude montre également deux résultats moins intuitifs.

  • Premièrement, les ménages pauvres ne sont pas les plus concernés par cet enjeu de distance d’accès. En effet, l’étude montre que les déserts alimentaires sont plutôt situés dans des quartiers aisés situés notamment en périurbain.
  • Deuxièmement, les ménages pauvres les plus éloignés des commerces alimentaires ne sont pas ceux qui habitent dans les quartiers les plus pauvres que constituent les QPV (Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville). Il est donc difficile de considérer les QPV de Montpellier comme des déserts En revanche, d’autres quartiers concentrent une forte population vulnérable face au risque de précarité alimentaire (ménages pauvres, étudiants, personnes âgées, etc.) et qui habitent à distance de commerces vendant des fruits et légumes. Ces déserts alimentaires sont cependant peu nombreux et représentent des surfaces limitées. De telles études permettent de les identifier, ce qui peut être utile pour construire une politique tenant compte des besoins des quartiers.

En revanche, dans les QPV, tout comme d’autres quartiers de la ville de Montpellier, l’offre commerciale alimentaire est fortement dominée par les fast foods. Ces quartiers peuvent donc être qualifiés de bourbiers alimentaires.

Enfin, la présence de commerces alimentaires, même à bas-coût, est insuffisante pour conclure à une absence de problème d’accessibilité à l’alimentation. En effet, les entretiens conduits avec des habitants traduisent parfois une inadéquation de l’offre locale (« Le chou des magasins par exemple, on peut pas faire l’achard [spécialité culinaire sud-asiatique], mais des choux là-bas [un supermarché asiatique éloigné du domicile NDLR], je les coupe tout simplement, je mets le citron, je mets de l’huile d’olive, je rajoute un peu de sel et c’est bon et on peut le manger »), des freins à l’accessibilité liés à la morphologie urbaine (« Il y a des escaliers pour descendre, et là je ne peux pas ») ou à l’ambiance (« Je l’évite [une rue centrale du quartier NDLR] parce que j’ai pas envie de me sentir chahutée ou de subir leurs regards »). Ainsi, malgré une offre alimentaire qui peut être abondante, ces quartiers constituent alors des mirages alimentaires pour certains habitants.

Les déserts alimentaires : une question urbaine ?

À l’international, que ce soit en Amérique du Nord, en Afrique ou en Océanie, le terme de désert alimentaire est, tout comme ceux de bourbiers et de mirages, aussi employé pour caractériser des espaces ruraux. Dans le cadre de ces travaux, moins nombreux que ceux conduits en milieu urbain, des adaptations sont souvent apportées par rapport à des définitions urbaines, notamment en ce qui concerne les distances considérées. Par exemple, la cartographie interactive des déserts alimentaires de l’Institut national de santé publique du Québec distingue les déserts alimentaires urbains des déserts alimentaires ruraux1.

En France, le terme de désert alimentaire n’est (actuellement) pas utilisé en milieu rural. Pour au- tant, les problématiques d’accès à l’alimentation n’en demeurent pas moins importantes.

Comme le souligne C. Delfosse2, en milieu rural les enjeux associés à l’accès à l’alimentation se posent de manière spécifique. L’offre alimentaire commerciale a fortement reculé ces dernières décennies (un quart des ruraux n’ont aucun commerce de proximité dans leur commune – à lire sur senat.fr 3), et les épiceries de cœur de village jouent souvent plus un rôle de lieu de dépannage et de sociabilité, que de source d’approvisionnement principale. Les enjeux de mobilité s’en trouvent alors renforcés : les personnes peu mobiles (personnes âgées, handicapées, ménages pauvres ou sans voiture, jeunes sans permis, etc.) sont dépendantes d’un réseau de transport en commun souvent limité et de la solidarité. En particulier, pour les ménages à faibles revenus « l’éloignement géographique des lieux de distribution alimentaire pèse également en raison des coûts occasionnés par la mobilité au risque d’une restriction des choix en ce qui concerne les lieux d’approvisionnement »4

En conclusion

Cartographier l’offre alimentaire de communes ou de quartiers peut ainsi constituer un point de départ intéressant pour mettre en évidence certaines inégalités d’accès à l’alimentation. Pour autant, une analyse du vécu des habitants, de leur expérience de- meure indispensable. Étudier cet ensemble c’est alors étudier le paysage alimentaire des habitants6.

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Auteur : Simon Vonthron Chargé de recherche en géographie à INRAE, UMR Innovation
* Toutes les sources : à retrouver dans la fiche ressource pdf

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